XI

La Première du Conseil brisa le silence :

« Je connais ces lieux. C’est l’île de la Tour de Sal. »

Toutes les femmes de l’assemblée frémirent à l’évocation de ce nom.

« Sssss… », siffla encore la Première, avant de se tourner vers la Tisseuse :

« Etale maintenant la voyageuse. »

On débarrassa de nouveau la table afin d’y libérer un espace suffisant pour étaler ce document carré, si grand qu’il fallut en rouler les deux extrémités. En observant les lignes mouvantes, Kadiya reconnut aussitôt des courbes familières. Elle avait sous les yeux une carte avec les méandres de la Mutar.

La Première lissa de la main le tissu pour bien l’aplatir.

« Faites venir Jagun, ordonna-t-elle. Il faut un grand voyageur pour déchiffrer ceci. »

Qu’un individu mâle fût appelé au Conseil du clan était de toute évidence inhabituel. Certaines des femmes présentes murmurèrent leur désapprobation, mais la Première jeta un regard autoritaire à la Dernière du Conseil, et celle-ci sortit exécuter son ordre.

Salin s’était avancée pour observer la carte. Elle allongea le bras et traça une ligne depuis l’un des bords roulés du carré jusqu’à un autre point.

« Il s’est déjà étendu jusque-là ! »

Kadiya n’avait que rarement examiné la carte qui ornait les murs du Grand Vestibule, à la Citadelle. Ces lignes esquissées à la peinture ne lui semblaient que d’un piètre intérêt au regard des terres et des chenaux bien concrets du marais. Elle ne se souvenait que fort peu de la carte et du tracé des frontières occidentales uisgus.

Jagun apparut, précédé de la messagère, et salua respectueusement la Première.

« Chasseur, dit-elle aussitôt, sans perdre de temps en vaines paroles, tu as été à la Tour de Sal. »

C’était plutôt une constatation qu’une question.

« Une fois, répondit Jagun. J’ai rencontré Sinu, du clan Val. Il connaissait bien ces territoires, dont la plus grande partie était incluse dans les siens. Et la Tour de Sal est un tel sujet de légendes que j’ai souhaité la voir. »

La Première s’adressa alors à Salin :

« Sage, indique-nous l’endroit où le Fléau est apparu et le chemin qu’il a suivi. »

La vieille Uisgu se pencha sur la carte et de son doigt suivit un tracé partant de l’ouest puis conduisant, en ligne presque droite, au point marquant remplacement de la Tour.

« Voilà », fit-elle.

Jagun l’observait intensément et, lorsqu’elle retira sa main, il avança la sienne.

« Il semblerait que ce soit bien là son tracé, mais la Tour de Sal n’est peut-être pas son ultime destination. Si le Fléau poursuit dans cette direction, il s’enfoncera profondément en pays skritek.

– Il nous faut en savoir davantage sur lui avant qu’il ne se propage au-delà de la Tour, intervint Kadiya. Et comme ton Pouvoir, Sage, ne suffit pas à nous montrer la nature exacte du danger qui approche, il nous faut aller l’observer pour en juger par nous-mêmes. Nul ne saurait combattre un adversaire sans connaître sa force ou les armes qu’il emploie. Nous pouvons nous rendre à la Tour de Sal. »

Elle refusait de se laisser abattre par les images révélées par Salin et préférait imposer à son esprit une autre vision : celle de l’épée toute-puissante qui avait réussi à foudroyer un pouvoir destructeur. Quel que puisse être l’envahisseur, elle pourrait sans doute l’anéantir si elle l’affrontait l’épée à la main.

La Première effleura du doigt le bord de la carte.

« On ne connaît véritablement la limite de ses Pouvoirs, Fille de Roi, que lorsqu’il est trop tard. Tout ce que nous savons, c’est que nous n’en savons pas assez. Ton épée te protège, mais toi uniquement. Si tu choisis de partir à la rencontre du danger, nous respecterons ta décision. »

Kadiya serra plus fort l’arme dans sa main. Elle avait fait une proposition, allait-elle maintenant se désoler de la voir acceptée ? Il valait infiniment mieux, pensait-elle, aller traquer cette mort rampante à sa source plutôt que de rester assis devant une coupe à la regarder se repaître de ses victimes, sans en apprendre davantage sur elle.

Elle se tourna vers Jagun :

« Compagnon de bouclier, marcheras-tu avec moi ?

– Clairvoyante, cette quête sera la nôtre. »

Mais Kadiya réfléchissait déjà.

« La nôtre uniquement, précisa-t-elle en regardant la Première. Tout mouvement de troupe risquerait d’être repéré. Si je pars seule avec Jagun comme pisteur, nous conserverons une chance de passer inaperçus.

– Ce sera également la nôtre, Femme de Pouvoir, s’interposa Salin en relevant la tête pour regarder la jeune fille droit dans les yeux. Cette quête est tout autant la mienne, et j’ai prêté serment de la mener jusqu’à son terme. »

Kadiya aurait voulu protester, mais elle ne parvint pas à proférer un son. La Sage uisgu, de même que la Première du clan, n’était pas femme à se laisser dicter sa conduite ni à tolérer qu’un seul de ses désirs soit contredit.

La mousson touchait enfin son terme lorsque Kadiya et Jagun, accompagnés de Salin et de son petit-fils Smail, embarquèrent dans un bateau relativement spacieux. Pour une fois, ils n’auraient pas à endurer les humeurs d’un climat qui avait si souvent rendu leurs voyages lents et périlleux. Ils emportaient une grande quantité de provisions et le temps plus clément leur permettait de trouver de quoi se nourrir sur les terres, ou plus souvent dans les eaux. Smail s’avéra en effet être un pêcheur d’une extrême dextérité. Quant à Kadiya, depuis longtemps rompue aux exigences de la vie errante, elle mangeait ses rations crues sans protester.

Chaque nuit, ils installaient leur campement sur un promontoire dominant les marais, et Salin consultait sa coupe divinatoire. Mais les visions si claires qu’elle avait réussi à obtenir au village cédaient désormais la place à des images obscures et brouillées. Des ombres apparaissaient à la surface, sans jamais dessiner une forme précise. Par deux fois, elle tenta de permettre à Kadiya de communiquer avec Haramis et, par deux fois, la même brume opaque s’opposa entre elles.

Jagun les conduisit finalement vers un terrain plus vaste que les îlots auxquels ils étaient accoutumés. On y trouvait des traces de ruines, des blocs de pierres encore empilés les uns sur les autres. Le chasseur réussit à éperonner un pelrik à peine sorti de son hibernation. Derrière l’une des pierres, Smail découvrit de la mousse partiellement desséchée, dont les tiges huileuses et les minuscules feuilles dégagèrent suffisamment de chaleur pour griller le gibier.

« A partir d’ici, annonça le chasseur, nous allons devoir continuer à pied. Il existe une ancienne voie que nous pourrons suivre en sondant régulièrement la boue et la végétation qui la cachent. »

Dans la lumière de l’aube, moins grise désormais, Smail et lui tirèrent le bateau au sec et l’ancrèrent fermement au sol, le recouvrant de branchages pour le dissimuler. Kadiya divisa leurs provisions en trois paquets seulement, estimant que la vieille Salin n’avait pas la force de porter un fardeau.

Ils avancèrent lentement, guettant la moindre trace du Fléau. La fureur des pluies avait, par endroits, emporté la terre et les plantes, si bien qu’on apercevait les pavés, ce qui avait en effet dû être une ancienne route. Kadiya se réjouissait de marcher sur un sol plus ferme, permettant d’avancer plus vite qu’elle ne l’avait cru possible.

Ils débouchèrent dans un espace dégagé, où la végétation fort maigre laissait voir de vastes portions de l’ancienne voie pavée.

« Attention ! »

A l’appel mental de Jagun, Kadiya, aussitôt sur ses gardes, sortit sa dague tandis que Smail brandissait sa sarbacane.

Puis une douleur fulgurante lui transperça l’esprit au point qu’elle faillit en perdre l’équilibre. Elle entendit Salin gémir et vit la vieille Uisgu tomber à genoux, en se bouchant les oreilles.

Des buissons fermant l’extrémité opposée de la clairière jaillit une créature qui se traînait péniblement vers eux. On aurait dit une lourde masse pelucheuse jaune, aux membres squelettiques, tentant désespérément de progresser.

Le vent soufflait dans leur direction et Kadiya aspira une bouffée d’air putride. La douleur incessante, lancinante, lui taraudait l’esprit et elle avait de plus en plus de mal à la combattre.

« Non ! Ne le laissez pas s’approcher ! » cria Salin, en saisissant le bras de la jeune fille qui faisait mine d’avancer.

Smail leva sa sarbacane, visa soigneusement et projeta une flèche qui s’enfonça jusqu’aux ailerons dans le corps monstrueux. La créature chancela et tenta vainement de s’agripper aux pierres avant de se cabrer et de s’écrouler en arrière.

Ce mouvement révéla sa véritable nature aux yeux horrifiés de Kadiya. La tête d’un Uisgu, à moitié rongée, émergeait de l’avant de la masse spongieuse.

« Le Fléau… »

Une terreur profonde déformait le visage juvénile de Smail. Il ne tenta même pas d’aller récupérer sa fléchette. De nouveau, Salin retint Kadiya.

« Ne t’approche pas, prends un autre chemin. Il a semé l’horreur sur son passage, et contaminé l’herbe qu’il a foulée ! »

Kadiya n’avait aucune envie de s’approcher de ce cadavre immonde, mais elle savait aussi qu’elle devait tant apprendre de ce Fléau qui les menaçait. Glissant sa dague dans sa main gauche, elle s’empara de l’épée et la brandit, les orbites tournées vers le misérable corps supplicié.

Se libérant de l’emprise de Salin, elle fit un pas, puis un autre. Un jaillissement de feu perça dans le jour gris. Les trois yeux étaient maintenant grands ouverts et dardaient un faisceau lumineux qui alla se vriller au cœur même de la créature.

Il y eut un éclair bleu si violent que Kadiya en fut un instant aveuglée. Une explosion d’air fétide s’ensuivit et il ne resta plus sur le sol dallé qu’une trace de souillure.

Kadiya sentit des mains s’agripper à ses jambes et monter jusqu’à ses genoux. Salin avait rampé jusqu’à ses pieds.

« Sers-toi du Pouvoir, Fille de Roi, et purifie cette terre ! »

Kadiya vacilla sous le poids de la vieille femme qui l’entraînait en arrière. Mais elle reprit son équilibre et brandit de nouveau l’épée, dirigeant cette fois le pommeau vers le sol. Une force attirait son bras vers la terre, et elle se sentait envahie d’une faiblesse immense, comme si la violence de cet éclair de feu avait épuisé toute son énergie.

Jagun s’était avancé vers la tache sur le sol, se gardant bien, toutefois, de s’approcher trop près d’elle. Il tourna la tête et regarda dans la direction d’où était sorti le malheureux Uisgu, en proie à ce mal immonde.

Suivant son regard, Kadiya vit le mur de broussailles frémir et prendre une terrifiante teinte blanc jaunâtre. En se traînant, l’Uisgu avait dû répandre des miasmes mortels sur tout ce qu’il avait effleuré.

Et la contagion gagnait à une vitesse effrayante. Il semblait bien qu’elle allait toucher le mur entier de végétation humide, enfermant les quatre compagnons dans un cercle infranchissable.

Dans un ultime effort, elle brandit l’épée une troisième fois et lui imposa de reprendre vie, la pointant vers les plantes jaunissantes, les lianes pourrissantes.

La lumière jaillit à nouveau et, cette fois, Kadiya sentit ses forces l’abandonner totalement pour nourrir cet éclair, la laissant dépourvue de toute énergie, hormis de sa volonté farouche.

Le feu donna naissance à une infinité de petits éclairs frappant les branches et les lianes, qui ouvrirent un passage en face d’eux.

Titubante, Kadiya tenta de retrouver son équilibre et de brandir l’épée sans trembler, mais elle ne put la contraindre à agir de nouveau. La lueur pâlit, puis disparut. Les paupières se refermèrent sur les yeux du pommeau. Trop faible pour se maintenir debout, la jeune fille tomba à genoux. Aussitôt, Jagun accourut :

« Clairvoyante !

– Je ne peux rien de plus… », parvint-elle à articuler. Elle haletait aussi fort que si elle venait de courir sur une longue distance. Harassée, vidée de toute son énergie, elle laissa retomber ses bras contre son corps, lâchant l’épée sans pointe qui résonna sur le pavé.

Un bras entoura ses épaules. C’était à présent au tour de Salin de la soutenir.

« Smail ! Le philtre pour la Clairvoyante ! » L’ordre s’imprima dans l’esprit de la jeune fille.

Le jeune Uisgu tira de son havresac une fiole soigneusement bouchée. Dès qu’il l’ouvrit, une senteur douce, rappelant celle d’une herbe fraîchement coupée, vint caresser les sens de Kadiya, repoussant l’odeur nauséabonde qui s’attardait autour d’eux.

La jeune fille but une gorgée du liquide et sentit la chaleur l’envahir. Elle restait trop épuisée pour faire le moindre mouvement, mais elle respirait déjà mieux. Jagun se pencha sur elle, l’observant avec sollicitude. Et puis il fit un signe de tête, adressé à elle, peut-être, ou à Salin.

Soulevant son sac, il se dirigea vers le couloir que l’épée avait creusé dans les taillis. Il avança prudemment jusqu’à un point d’où il pouvait examiner les alentours.

« Le feu poursuit son cours purificateur, annonça-t-il. Pourtant, je ne crois pas sage de suivre cette route, aussi dégagée puisse-t-elle sembler maintenant. »

Kadiya se demandait si elle serait un jour capable de reprendre une route, quelle qu’elle fût. Cette faiblesse nouvelle l’effrayait, bien qu’elle sût de longue expérience que l’usage du Pouvoir était exténuant. Elle avait peut-être en main la possibilité de purger cette lande des miasmes qui l’empoisonnaient, mais son corps se refusait à exécuter la mission.

« Fille de Roi, tu peux le tuer ! Tu peux purifier ces terres ! » s’écria Smail, s’adressant à elle pour la première fois.

Mais Kadiya secoua lentement la tête : « Je n’en ai pas la force. Je ne suis pas un être de grand Pouvoir. » Elle reprit à nouveau l’épée et constata que les yeux étaient clos. Peut-être n’était-elle pas la seule à avoir épuisé ses énergies. La force intérieure du talisman semblait éteinte pour l’instant, et Kadiya se prit à espérer que cette faiblesse ne serait que momentanée.

Elle rengaina l’épée dans son fourreau et s’appuya de tout son poids sur sa lance afin de se remettre debout. Smail et Salin lui tendirent chacun une main secourable et elle se releva, vacillante entre eux, aussi faible que si elle sortait d’une longue maladie.

Cette fragilité éveilla en elle une colère sourde. Etait-elle une courtisane, pour se laisser ainsi aller à ses vapeurs ? Les marais exigeaient beaucoup de ceux qui les traversaient, et elle était décidée à les traverser. C’était là son choix, un choix fait librement.

Elle passa lentement sa langue sur ses lèvres, observant les broussailles et la tache sur la pierre, puis se tourna vers Jagun :

« Y a-t-il un sentier, Chasseur ? »

Jagun lui désigna une trouée à la droite des buissons que le Pouvoir avait enflammés, et où nulle trace jaunâtre ne menaçait :

« Par ici, Clairvoyante, mais doucement. »

Kadiya trouva la force d’esquisser un sourire : « Nous irons doucement, compagnon. C’est moi, cette fois, qui doit mesurer mes pas. »